15 mai 2009

La fin d'un bourreau


Un vieil homme, qui se tenait encore fort droit, mais qui prononçait le français avec un cruel écorchement tudesque, est mort un de ces jours derniers dans la noble rue de Chateau-Landon. Depuis nombre d'années, ce vieil homme habitait Paris, où il ne faisait absolument rien. Il était grand, solidement bâti, peu causeur, mais serviable et d'humeur égale. On le savait Berlinois de naissance, mais il n'aimait guère à parler de lui, et un mystère recouvrait son passé. Qui pouvait-il être ? Les gens du quartier qui le connaissaient ont dû se poser souvent cette question. Etait-il un exilé politique? un banqueroutier frauduleux ? un simple original ? Personne n'eût osé répondre. Original, au demeurant, paraissait la meilleure épithète qu'on pût ajouter à son nom. On le nommait le bonhomme Hans Friech. Hans Friech portait gaillardement ses quatre-vingts ans. Il était casanier, ne sortait que le soir et peu d'instants, et ne s'occupait point d'autrui. Il craignait les intimités et ne lisait pas les journaux. Sa petite promenade s'émaillait de quelques poignées de main banales données et rendues. Lorsqu'il entendait sonner des syllabes allemandes, il prenait le large. On eût pu le soupçonner d'espionnage mais soupçonnez donc un vieillard qui ne regarde rien et qui ne cause pas. Son concierge ne recevait que bien rarement des lettres à son adresse. Et cependant, il écrivait beaucoup. Que diable écrivait-il donc? Ce n'était pas des lettres, car, chaque jour, il empilait de nouveaux feuillets sur ceux de la veille et, quand on l'interrogeait, il se posait le doigt sur les lèvres.
Fort exactement il payait son terme rien à redire à sa vie. Point de visite suspecte, point d'allée et venue qui donnassent à penser. Il était sur pied dès l'aurore et se couchait d'assez bonne heure, comme le bon roi d'Yvetot. Sans être riche, il semblait à son aise, aimait les bons morceaux et les vins de choix. En prenant de l'âge, il avait pris du ventre, il s'était modelé à plans larges et jouissait d'une belle santé. Hans Friech réalisait, en somme, le type parfait du petit bourgeois retiré des affaires et qui mange ses petites rentes sans regret et sans souci. Les voisins, que ses allures avaient étonnés jadis, ne prêtaient plus attention à lui.
L'accoutumance nous rend tout familier affirme le fabuliste, qui à presque toujours raison. Après tout, qu'avait de si extraordinaire ce vieil homme à l'accent rude et peu parleur ? Il ne causait d'ennui à qui que ce fût on le trouvait fort poli sur le passage des dames; il caressait les enfants et les bourrait de friandises. Sûrement, c'était un brave homme. Il devait avoir eu des chagrins de famille. Qui sait s'il n'avait pas perdu des enfants ? On racontait cela dans les loges des concierges. Son air sombre passa pour une tristesse incurable. On le plaignit. Il se fit comme une légende autour de son nom on ne l'appela plus que le pauvre monsieur. Le pauvre monsieur vécut ainsi pas mal d'années. La curiosité publique était tout à fait morte sur son compte. Le secret de ses origines était devenu impénétrable. Ce n'est qu'après sa mort qu'il a été révélé. Hans Friech n'était autre que l'ancien bourreau de Berlin. Jusqu'en 1840, c'est lui qui mania la hache de la justice dans la capitale du royaume prussien. Mais n'allez pas croire que ce fut un bourreau ordinaire, un simple tireur du cordon de la guillotine, comme notre M. Roch. La guillotine, du temps de Friech, n'était pas connue à Berlin on tranchait encore, d'un vigoureux coup de hache, la tête des condamnés. Friech était un bourreau de grande école, un véritable artiste en son genre. Il savait quels égards sont dus au supplicié et il suivait envers lui la maxime de ce rare huissier qui disait à l'un de nos amis « Quand j’ai une saisie à opérer, je m'y prends de telle sorte que le saisi n'a qu'à me remercier. » Et non seulement Hans le bourreau excellait à faire sauter une tête du premier coup, mais il avait le bon goût aussi de revêtir, pour la circonstance, un costume particulier. Ce mot de costume du bourreau éveille dans l'imagination je ne sais quelles rébarbatives figures à maillot rouge et à manteau noir, à encolure de garçon boucher. Mais Hans n'était pas gothique à ce point il remplaçait le maillot rouge par une paire de bas de soie noire, soigneusement tirés sur le mollet, et par une culotte courte de même couleur. Son habit était noir pareillement, et des gants noirs achevaient la toilette. Hans n'eût pas touché le fer justicier sans ses gants Pour tout l'or de la Prusse, il n'eût consenti à ce manque de respect envers le condamné. Comment se fait-il qu'un si digne coupeur de têtes ne fût pas adoré à Berlin? Il apportait à sa besogne une délicatesse inouïe, une conscience et une habileté de main dont rien n'approche. Les Berlinois ne pouvaient le souffrir. Il marchait dans un cercle d'épouvante toujours grandissant. Ses compatriotes lui voyaient du sang sur les mains et ne voulaient pas voir qu'il était ganté. Cela dura quelques années. Hans prit son mal en patience, mais il chercha le moyen de se dérober à l'épouvante qu'il inspirait. Que lui fallait-il pour quitter cette ville exécrée ? De l'argent. Il travailla avec obstination, emplissant jour par jour de pièces de monnaie un vieux bas de soie qui ne lui servait plus. Un beau matin, il compta la somme recueillie elle était assez rondelette pour suffire à ses besoins jusqu'à la fin de sa vie. Sur ce, il envoya sa démission à qui de droit et prit la diligence de Paris. Et il y eut un Parisien de plus. Oh ! la bonne ville que la nôtre. Le monde entier y aboutit; chacun y trouve la pâtée et la niche, la liberté et la paix. Hans, ayant les poches suffisamment pleines, fut dignement accueilli partout. Il ne fit point d'embarras, ne se mêla à aucun tripotage, demeura tranquille et respecté dans son coin. Il ne vit plus, comme à Berlin, les petits enfants le montrer du doigt dans la rue, et les bonnes femmes n'eurent pas, quand il passait, ces exclamations épouvantées « Doux Jésus c'est le bourreau » II fut, en un mot, tellement tranquille, que la nostalgie de son art le reprit. Tout à coup. Il se mit à écrire ses mémoires. Vous connaissez, au moins de réputation, les mémoires de Samson, ce livre hideux, abominable, où est compté, goutte à goutte, tout le sang qui a coulé depuis un siècle sur les échafauds français ? Le vénérable Hans Friech aspirait à doter l'Allemagne d'un livre pareil. Ne pouvant plus décapiter, ne voulant plus affronter personnellement la répulsion publique, il a voulu intéresser ses compatriotes aux suppliciés qu'il a envoyés dans l'autre monde. Certes, je ne veux point médire du bourreau, cet indispensable auxiliaire de la justice, mais il m'est difficile, aussi, de ne pas comprendre la répulsion qu'on a pour lui. Le bourreau est un personnage sinistre qui ne gagne pas à être vu de près sa grandeur tragique n'apparaît qu'à distance, quand il perd son nom dans l'accomplissement de son Devoir et qu'il n'est plus que l'exécuteur des hautes-œuvres de la société. On ne lui donne pas volontiers la main et on ne lui donnerait sa fille pour rien au monde. Ses fonctions terribles lui font, dans le monde, une place à part, effroyablement solitaire. Il doit y rester silencieux, couvrir les secrets de l'échafaud, s'il y en a, d'un impénétrable voile. Il n'y a rien de plus écœurant, rien de plus malsain que les Mémoires de bourreau. Nous avons bien assez des notes de reporters nous avons même trop de cela. Et c'est à cette œuvra triste que le vieil homme appelé Hans Friech consacrait ses honnêtes labeurs. On l'a appris à sa mort. Tous ceux qui ne voyaient en lui qu'un négociant retiré ou qu'un réfugié politique doivent être, à cette heure, dans la stupéfaction. Quoi ! C'est à un coupeur de têtes qu'ils ont eu si longtemps affaire ? Qui l'aurait cru ? Un homme si doux ! Un vivant si digne ! En y pensant bien, chacun se souviendra de ses propos, de son attitude, de ses moindres gestes et en tirera des conclusions. Ce vieillard très paisible deviendra dans la mémoire de son quartier une manière d'être fantastique, un Méphistophélès, un damné. La maison qu'il habitait sera décriée. Un spirite y élira domicile pour faire plus aisément revenir des esprits et, plus tard, un romancier à court de copie fera de cette légende un feuilleton palpitant qui aura des éditions par douzaines. C'est comme cela qu'on écrit l'histoire.

Spectator
Le Figaro, 6 juin 1877


2 commentaires:

  1. tres interessant !

    vous etes une bibliotheque !

    a+

    RépondreSupprimer
  2. Très intéressant récit.

    Je me demande si les mémoires de ce germanique exécuteur furent publiés un jour...

    CARNIFEX

    RépondreSupprimer