9 mai 2009

Eloge paradoxal du bourreau


"Mais permettez qu'averti par ces tristes expressions, j'arrête un instant vos regards sur un objet qui choque la pensée sans doute, mais qui est cependant très-digne de l'occuper.
De cette prérogative redoutable dont je vous parlois tout à l'heure résulte l'existence nécessaire d'un homme destiné à infliger aux crimes les châtimens décernés par la justice humaine ; et cet homme, en effet , se trouve partout, sans qu'il y ait aucun moyen d'expliquer comment ; car la raison ne découvre dans la nature de l'homme aucun motif capable de déterminer le choix de cette profession. Je vous crois trop accoutumés à réfléchir, messieurs, pour qu'il ne vous soit pas arrivé souvent de méditer sur le bourreau. Qu'est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et même honorables qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette tête, ce coeur sont-ils faits comme les nôtres? ne contiennent-ils rien de particulier et d'étranger à notre nature? Pour moi je n'en sais pas douter. Il est fait comme nous extérieurement ; il naît comme nous ; mais c'est un être extraordinaire, et pour qu'il existe dans la famille humaine il faut un décret particulier, un FIAT de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde. Voyez ce qu'il est dans l'opinion des hommes, et comprenez, si vous pouvez , comment il peut ignorer cette opinion ou l'affronter ! A peine l'autorité a telle désigné sa demeure, à peine en a-t-il pris possession que les autres habitations reculent jusqu'à ce qu'elles ne voient plus la sienne. C'est au milieu de cette solitude et de cette espèce de vide formé autour de lui qu'il vit seul avec sa femelle et ses petits, qui lui font connoître la voix de l'homme : sans eux il n'en connoîtroit que les gémissemens…. Un signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte et l'avertir qu'on a besoin de lui : il part; il arrive sur une place publique couverte d'une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide , un sacrilége : il le saisit, il l'étend , il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras : alors il se fait un silence horrible , et l'on n'entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre et les hurlemens de la victime. Il la détache ; il la porte sur une roue : les membres fracassés s'enlacent dans les rayons ; la tête pend; les cheveux se hérissent , et la bouche , ouverte comme une fournaise , n'envoie plus par intervalle qu'un petit nombre de paroles sanglantes qui appellent la mort. Il a fini : le cœur lui bat , mais c'est de joie ; il s'applaudit, il dit dans son coeur : Nul ne roue mieux que moi. Il descend; il tend sa main souillée de sang, et la justice y jette de loin quelques pièces d'or qu'il emporte à travers une double haie d'hommes écartés par l'horreur. Il se met à table, et il mange ; au lit ensuite, et il dort. Et le lendemain , en s'éveillant, il songe à tout autre chose qu'à ce qu'il a fait la veille. Est-ce un homme ? Oui : Dieu le reçoit dans ses temples et lui permet de prier. Il n'est pas criminel; cependant aucune langue ne consent à dire, par exemple , qu'il est vertueux , qu'il est honnête homme , qu'il est estimable , etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir, car tous supposent des rapports avec les hommes, et il n'en a point.
Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l'exécuteur : il est l'horreur et le lien de l'association humaine. Otez du monde cet agent incompréhensible; dans l'instant même l'ordre fait place au chaos; les trônes s'abîment et la société disparoît."

Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg [Premier entretien], Paris-Lyon, 1822, pp. 41-44

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